Les chimères · Prio Ashblow

Il lui semblait que c'était encore hier que la bande était arrivée au camp des Hommes, avec leur entrain habituel, à peine terni par la fatigue et l'angoisse de l'inconnu. A peine hier qu'ils faisaient trembler la forêt de leurs rires et de leurs cris, alors qu'ils bondissaient sur les nénuphars géants et jouaient dans la vase. A peine hier... Non. Hier était loin désormais. Ashblow devait se l'avouer, le temps de l'insouciance était lointain à présent et la vision de Kiva, ou plutôt devait-il dire Splitmind en était un douloureux rappel.

Où était-elle passée, cette compagne de jeu qui lui tenait tête ? Cette loupiote qui avait autant de bravado que lui, peut-être même plus ? Le regard incandescent du loup la scrutait, s'attardant sur ses cernes creusées et son allure abattue. Comme pour interrompre ses pensées, les marques sous ses yeux le lancèrent à nouveau, forçant le brun à gratter ses plaies. Les Anciens avaient fait toute une montagne de ces tatouages, sans jamais leur dire à quel point la cicatrisation était dérangeante, peuplée de démangeaisons, de pelades et, dans son cas, de croûtes épaisses qu'il souhaitait tant s'arracher. Ashblow releva la tête, fixant la louve couchée plus loin.

Il devait en avoir le cœur net.

Les nouvelles allaient bon train dans le camp du loup, les chiens se faisant une joie toute particulière de relayer les rumeurs, surtout quand ces dernières étaient négatives, de ses compagnons de toujours. Ainsi, il avait une vague idée de qui se tenait à présent non loin de lui. C'est donc en pleine conscience des changements -étaient-ils véridiques?- de Kiva que l'ancien Lutec alla s'asseoir non loin d'elle, gardant une certaine distance et le silence.

Silence qui aurait pu être conservé si une magnifique grenouille, profitant de l'humidité matinale, n'avait pas décidé de s'approcher d'eux, crôassant entre deux bonds. Le souvenir tira un sourire au grand brun, alors qu'il étouffait un léger pouffement.

Ce qu'il voulait ? En voilà une question ! Il avait le monde a sa portée, le continent entier aux bouts de ses pattes ! Il voulait croquer la vie à pleines canines, il voulait découvrir tout ce que cette vie avait à lui apporter ; il voulait tout, toutes les expériences, toutes les victoires et tous les chagrins qui leur étaient associés. Il expira profondément par son museau, avant que sa queue ne balaie le sol.

- Je voudrais que Lutec 2nd du nom soit moins bavard... Ou moins classe, j'hésite encore.

Sa voix était empreinte d'un ton d'humour tandis qu'il ne quittait pas le batracien des yeux. Se souvenait-elle ?

- Mais sinon, je souhaiterais veiller une vieille amie, si elle m'y autorise.

L'était-elle encore ? Cette fois son regard d'or était braqué sur Splitmind, ponctuant sa phrase d'un sourire qu'il espérait encourageant. La louve avait une mine affreuse et ses cernes étaient des témoins silencieuses de sa fatigue. Éloigner les autres Canidés était dans ses cordes, les grenouilles par contre...

- Tu as déjà essayé ?

Ashblow détourna le regard de Splitmind, fixant la grenouille qui s'en allait d'un bond, puis d'un deuxième, se cachant sous une feuille plus imposante que les autres et encore tachetée de rosée.

- J'ignore d'où te viennes ces cernes aussi profondes... Et sincèrement, je ne souhaite pas te poser la question. C'est ton histoire et toi seule décide quand la raconter et surtout.. A qui.

La voix de Ashblow s'était faite plus posée, plus calme. Il était loin le louveteau qui pouvait enchaîner 1000 pourquoi à la minute, ne supportant pas les zones d'ombre dans ses réflexions. Cette année lui avait appris à vivre et à laisser vivre, et que, bien souvent, les réponses venaient d'elles-mêmes, quand on était assez ouvert pour les recevoir.

- Sache juste que je suis là.

A nouveau, son regard d'or se posa sur elle.

- Sommeil ou non.

Il n'était qu'un silencieux observateur dans cette étrange scène qu'elle jouait avec elle-même, ses expressions passant du coq à l'âne avant qu'elle ne s'étouffe à moitié avec. Il demeurait interdit, scrutant son ancienne camarade de jeux à la recherche de réponses ; il avait cru lire la tristesse et la colère sur son visage, mais il lui était impossible d'en être sûr. Un éclat de tristesse passa dans l'or de ses yeux: quel événement avait bien pu éteindre le brasier qui l'animait autrefois ?

Sèchement, il se gratta à nouveau les marques à ses joues.

- Entendu.

Il aurait aimé ajouter quelque chose, mais se garda bien de le faire face aux précédentes réactions de son ancienne amie. D'un mouvement souple, le sang noir se releva, faisant quelques pas pour pouvoir se placer face à elle.

- Si tu veux un endroit sûr pour rester seule et te reposer, j'en connais un.

Sa voix et son attitude n'avait pas changées, demeurant stoïque face à Kiva, bien loin de prendre la mouche quant à son abattement soudain et le fait qu'elle lui tourne le dos ainsi. Son once de tristesse était envolée, ou peut-être refusait-il de laisser s'exprimer l'étau qui lui enserrait le cœur, tel un insidieu serpent ne demandant qu'à asseoir un peu plus son étreinte. Il ne donnerait rien à manger à l'odieux reptile dans sa poitrine. Pas maintenant.

- Ou préfères-tu rester ici ? Les chiens ne devraient pas tarder à rentrer de leur balade matinale.

Et avec eux le vacarme qu'ils produisaient.

Patient, il attendait qu'elle se lève et fasse quelques pas, comme si la louve reprenait vie subitement. Son regard la toisa un instant, fixant son unique tatouage et sa stature... Avait-elle toujours été si petite ou était-il devenu si grand que ça ? Il retenu un soupir, préférant se mettre en route sans prévenir.

Il marchait d'un pas souple, adaptant sa vitesse à celle de Kiva, tout en longeant la grande cavité rocheuse. D'un petit bond, Ashblow se hissa un peu plus haut sur les roches, continuant de suivre le mur de pierre. Rapidement, il retrouva ce qu'il cherchait.

- Là.

D'un coup de museau, il indiqua à Splitmind une cavité rocheuse, bien trop petite pour lui à présent... Mais qui lui avait bien servi lors de leurs premiers instants chez les Hommes, quand Lutec avait besoin de se couper du monde extérieur. Son odeur était faiblement présente aujourd'hui, les derniers témoins de sa résidence n'étaient que les ossements des rongeurs et des lapins qu'il avait chassé, presque un an plus tôt. Au vu de leurs morphologies respectives, il savait que Kiva pourrait encore y rentrer.

Au loin, les jappements des chiens et les cris des hommes résonnaient faiblement, coupés par les épaisses parois rocheuses.

- Elle est exigüe, mais personne ne m'a jamais trouvé a l'intérieur.